nie, moine beste, theuerste Freundinn. Mille bonnes choses a Lout lo monde. A bientot, helas! sur le papier.
Adieu, adieu. Soyez heureuse, soyez heureuse.
J'envoie tout l'amour de mon ame la-bas. Cher Courtavenel, je le benis mille l'ois. Adieu.
9, 13, 14, 15 (21, 25, 20, 27) июля 1850. Москва
Dimanche, 9/21 juillet 1850.
Bonjour, chere et bonne Madame Viardot. Que tous les anges du bon Dieu veillent sur vous a chaque instant du jour! Je suis a Moscou depuis six jours et je n'ai pas encore eu le temps de vous dire un mot depuis la petite lettre ou je vous annoBcais mon arrivee. (Vous voyez, par parenthese, que cette fois-ci j'ai l'intention de vous en ecrire une grande.) Cependant, je n'ai pas cesse de penser a vous et il ne se passe pas de nuit que je ne vous voie en reve - vous ou quelqu'un des votres - ce qui me rend le reveil un peu plus penible. Je suis comme une plante mise a l'ombre - je fais tous mes efforts pour arriver a la lumiere, mais la lumiere est si loin! L'horizon de nos affaires de famille - pour parler poetiquement - commence a s'eclaircir un peu; je crois que ma mere elle-meme sent le besoin de se reposer a son age et se decide enfin a mettre mon pauvre diable de frere dans une position un peu moins precaire. Cependant, je le dis avec regret, il est difficile de compter sur ses paroles; elle ne peut supporter l'idee de nous rendre independants - je puis vous assurer que les debats qui s'elevent entre nous sont quelquefois d'une nature bien penible1. Mais je ne veux pas m'appesantir la-dessus - a quoi bon? Je vous en ai parle assez souvent et ce que j'ai trouve ici n'a pas dementi mes pressentiments. Cependant, comme je desire que vous sachiez tout ce qui se passe dans ma-vie, comme j'eprouve un veritable bonheur, une sensation de devoir accompli, toutes les fois que je vous fais part de tout ce que je pense, de tout ce qui me touche, je veux vous parler de mon sejour ici. Tout cela vous paraitra peut-etre bien terre a terre au milieu de vos occupations - mais non - je ne veux pas faire parade d'une fausse modestie; je sais que l'affection que vous me portez est assez grande pour vous faire lire ma lettre jusqu'au bout - avec interet. Ce n'est pas de la presomption, n'est-ce pas?
Et pour commencer par quelque chose d'etrange et d'inattendu, je vous dirai que j'ai retrouve ici - devinez quoi? - une fille a moi, agee de 8 ans, qui me ressemble d'une maniere frappante2. Je ne saurai vous decrire la sensation que sa vue m'a causee - imaginez-vous que je ne connais meme pas les traits de sa mere - je n'exagere pas en le disant - pourquoi donc cette ressemblance qui devrait etre le sceau d'un amour mutuel? En regardant ce pauvre petit etre (j'avais prie un domestique de ma mere de l'amener sur le boulevard, ou je l'ai rencontree comme par hasard), j'ai senti que j'avais des devoirs a remplir envers elle - et je les remplirai - elle ne connaitra jamais la misere - je lui arrangerai sa vie aussi bien que possible. Si j'avais eu - je ne dirai pas le moindre attachement pour sa mere, si je l'avais seulement connue (elle vit encore, mais je n'ai pas pu me decider a aller la voir), je crois que j'aurais ressenti tout autre chose pour cette pauvre enfant qui etait la toute emue devant moi. Elle se doutait probablement de ce que j'etais pour elle. Vous pouvez vous imaginer quelles impressions penibles j'ai emportees de cette entrevue; tout ce que j'ai pense, tout ce qui m'est venu dans la tete... Oh! mon Dieu, je le sens maintenant, combien j'aurais adore un enfant qui m'aurait rappele les traits d'une mere que j'aurais aimee... Cette ressemblance... Pourquoi cette ressemblance? Quelle derision! En la regardant, je croyais me voir a son age - c'etait mon visage enfantin que je retrouvais dans ses traits, autant qu'on peut connaitre son propre visage - et cependant, comment est-ce possible? Il y a dans tout cela quelque chose qui me fait horreur, malgre moi. Vraiment, c'est comme un forfait... et c'en est un. On lui a donne au moment de sa naissance (en mai 42)3 le nom russe de Palagueia (Pelagie), nom par lequel on traduit d'ordinaire celui de Pauline. Il parait qu'elle a beaucoup d'intelligence. Ma mere l'avait gardee quelque temps chez elle et l'a renvoyee quelque temps avant mon arrivee. J'en ai ete content, car sa position dans la maison de ma mere etait horriblement fausse. Dites-moi ce que vous pensez de tout cela et ce que je dois faire - j'ai l'intention de la placer dans un couvent jusqu'a l'age do 12 ans - on y commencera son education. Je voudrais que 'vous me donnassiez un conseil - je serais si heureux de lo suivre. Vous etes mon etoile polaire, vous savez que c'est sur elle que les navigateurs se guident: on la retrouve toujours a la meme place et elle ne trompe jamais. Donnez-moi un conseil - tout ce qui vient de vous est si bon et si vrai. Faut-il que je la prenne avec moi a Petersbourg? Sa mere n'est pas precisement une femme de mauvaise vie- c'est une couturiere qui gagne sa vie en travaillant. Mais elle a des amants, et Dieu sait quels amants! Dans aucun cas je ne veux pas la laisser avec sa mere, qui ne demande pas mieux que de s'en defaire. Repondez-moi bien vite, pour que dans 6 semaines, a mon retour de la campagne, je sache a quel parti je dois m'arreter definitivement4. Je vous en prie, conseillez-moi bravement et hardiment, en amie. Si je le pouvais, je vous donnerais toute ma vie a petrir, comme ces pies que vous faisiez dans la petite chambre pres de la cuisine a Courtavenel. 11 ne faut pas que je prononce ce mot-la - je me mettrais a rabacher. Ainsi, n'est-ce pas, je puis compter sur un bon conseil que je suivrais aveuglement, je vous le dis d'avance. Je crois que je vais me mettre a aimer cette pauvre fille, rien que parce que je m'imagine que vous vous interesserez a elle. Que Dieu vous benisse, vous qui etes ce qu'il y a de plus noble, de meilleur au monde. A demain. Soyez heureuse - tout le reste ira bien. Savez-vous qu'il n'y a rien au monde d'aussi bon que vous? Je l'ai toujours su, je le sais maintenant plus que jamais - a demain.
Jeudi.
О mes chers et bons amis, si vous saviez le bien que m'a fait votre lettre5! Elle est arrivee dans un bien mauvais moment. L'echafaudage que j'avais peniblement eleve s'est ecroule encore une fois - je commence a desesperer d'arriver a une solution quelconque. Ma mere ne peut se resoudre a donner la vie et la liberte a mon frere. J'ai les nerfs abimes: Dieu sait quand et comment cela finira. Votre douce et chere lettre m'a fait le plus grand bien - une gorgee d'eau de source au milieu d'un desert. Elle m'a redonne du courage. Il n'y a pas a dire - il faut aller jusqu'au bout. Que je vous suis redevable de la description exacte et detaillee que vous me faites de votre chambre! Je me la suis dessine sur une feuille de papier - et je ne la quitte plus des yeux. Elle est la devant moi sous la main en bronze dont vous m'avez fait cadeau, a cote de la tabatiere. Je m'entoure de tous ces chers souvenirs - vos regards se sont arretes sur ces objets - comment voulez-vous que je ne me sente pas tout attendri en y portant les miens? Merci aussi pour tous les autres details. Je les ai savoures mot a mot, j'ai fini par etudier chaque lettre, je parle des Buchstaben, par m'extasier devant un d (malgre la critique qu'en fait Viardot), un e, un l, etc. Ah! je vous en prie, ecrivez-moi souvent, soyez charitable. J'embrasse le bon Viardot sur les deux joues pour les lignes qu'il a ajoutees; dites-lui que j'accepte avec joie sa prediction, sans y croire beaucoup... Si je pouvais vous revoir seulement en 1852! Enfin, nous verrons. Il n'y a qu'une seule chose qui soit bonne dans cette cruelle absence, c'est que je sens que mon attachement pour vous devient de plus en plus intense - si c'est chose faisable - il n'avait pas de bornes auparavant - il lui serait difficile de grandir.
Ma mere a repris la petite, dont je vous ai parle dimanche. J'en suis fache car sa position est naturellement detestable ici. On en fait une espece de servante - je ne desire pas en faire une princesse - mais aussi - enfin vous me comprenez. Je veux qu'elle soit libre et elle le sera. Comme je pars dans quelques jours pour la campagne, je ne dis rien pour le moment; a mon retour, je prendrai mes mesures. N'oubliez pas que je compte serieusement et tres serieusement sur vos conseils, laissez-moi dire sur vos ordres. Ce mot applique a vous m'est bien doux a prononcer, et je vous obeirai avec bonheur. Allons, Madame, decidez, j'attends ®.
J'ai ecrit hier une petite lettre a Gounod - j'etais trop tourmente pour lui dire tout ce que j'aurais voulu lui dire - mais cependant je crois que j'en ai dit assez pour qu'il voie combien je lui suis sincerement et tendrement attache. Repetez-le-lui de ma part. Adieu - a demain - que le bon Dieu vous benisse mille fois.
Vendredi 26 juillet.
11 y a aujourd'hui un mois que j'ai quitte Paris. Seulement un mois. Qu'il m'a semble long! Quelle partie est-ce de notre separation - la 12 me, la 24 me?.. Je ne veux pas y songer. Il en sera ce qu'il plaira a Dieu. Pourvu que vous soyez heureuse! Voila le principal. Das Uebrige wird sich linden, comme disent les Allemands. Oh oui, soyez heureuse - entendez-vous?
Aujourd'hui le temps s'est un peu eclairei... Mais c'est si peu sur. On ne peut compter sur rien. Mon frere part apres-demain pour la campagne - moi deux jours apres - et tout est encore dans l'incertitude la plus grande. Mais je crains-de vous fatiguer en vous pariant toujours des memes choses. Que voulez-vous? Je n'ai presque pas le temps de voir mes amis, qui, du reste, sont aussi charmants pour moi ici qu'a Petersbourg. Je ne lis pas de journaux et personne ici n'a le "Times". Cependant, j'ai vu hier un petit article dans le "Journal des Debats", ou l'on parlait de vous. Je compte sur vos lettres. Elles mettent bien du temps pour arriver jusqu'ici. Continuez a mettre l'adresse que je vous ai donnee, c'est plus sur. Je n'ai pas encore pu me remettre au travail, je n'ai pas mome chasse jusqu'a present - je me dedommagerai a la campagne.
Samedi. 6 heures du matin.
Il fait une matinee tres douce; le ciel est d'un gris chaud - depuis quelques jours je dors avec les fenetres ouvertes. Je me suis assis devant ma table et je pense a vous. Ma fenetre donne sur la cour: une petite grille en bois la separe d'une autre cour plantee d'arbres, au milieu de laquelle s'eleve une petite eglise plate et basse dans le stylo byzantin, blanche avec des coupoles vertes: dans ce moment on sonne les matines7. Je suis en Russie - ou sont les peupliers de Courtavenel? Des nuages commencent a se former, a s'arrondir: j'observe leur mouvement - ils se dirigent doucement vers l'occident - ils vont vers vous... Je les charge de mille benedictions. Ah! mes amis, mes chers amis - quand vous reverrai-je?.. Je sens que je ne pourrai pas vivre longtemps loin de vous. {Далее зачеркнута одна строка, написанная по-немецки.}
Je vous ecrirai encore une fois avant de quitter Moscou, le jour de mon depart, et puis une l'ois a la campagne, j'ecrirai tous les jours, ne fut-ce qu'un mot sur une grande feuille de papier que j'enverrai toutes les quinzaines. Je prends tour a tour les mains de tous mes amis, en finissant par les votres que je serre et j'embrasse avec tendresse - je prie le Ciel de veiller sur vous - sur vous, qui etes si bonne, si grande, si douce et si noble. Adieu, je vous porte tous dans mon coeur et je suis bien heureux de sentir un pareil tresor dans mon sein. Adieu, adieu. Soyez heureux, mes amis, et ne m'oubliez pas. Leben Sie wohl, tlieuerste Frcundinn - Gott segne Sie!
23, 26 июля (4, 7 августа) 1850. Тургеневе
Dimanche soir, le 21 juillet/2 aout 18502.
Me voila donc au beau milieu des steppes - au fond du' sac, chere, bonne, excellente amie - aussi loin de vous que possible, loin de toutes les facons - car nous n'avons pas de journaux ici comme vous pouvez bien vous l'imaginer.- Prenez un atlas, cherchez sur la carte de Russie le chemin qui mene de Moscou a Toula et de Toula a Orel - et si entre ces deux dernieres villes vous trouvez un bourg du nom de Tschern - (un peu avant d'arriver a une autre ville qui a pour nom Mtsensk), pensez que je suis a deux lieues de France (10 werstes) de ce bourg.- Ce petit bien que j'habite maintenant a appartenu autrefois a mon pere - et c'est pour le moment tout ce que je possede sur terre.- Je vous parlais dans ma derniere lettre du fil auquel toutes nos esperances etaient suspendues: eh bien - ce fil s'est rompu definitivement et pour toujours.- Le jour meme de mon depart de Moscou, tout s'est decide.- Il m'est impossible et vous comprenez bien pourquoi - de vous communiquer tous les details de cette affaire; qu'il vous suffise de savoir que malgre tous mes menagements, mes sacrifices - apres avoir, pendant plus de quinze jours, epuise tout ce que j'avais de ressources dans mon esprit - je me suis vu force de choisir entre la perte de ma dignite, de mon independance - et la pauvrete.- Mon choix n'a pas ete long a faire - j'ai quitte la maison de ma mere et renonce a sa fortune3.- Vous me croirez, n'est-ce pas, mes amis, quand je vous dirai qu'il m'a ete impossible de faire autrement - je ne voudrais accuser personne - surtout maintenant - mais en verite, on est alle trop loin - beaucoup trop loin - le desir de tromper a ete trop evident, trop palpable - je vous le repete - dans cet instant je ne me croirais plus digne de votre estime si j'avais agi autrement.- Quand nous nous reverrons - quand j'aurai ce bonheur si grand que j'ose a peine y croire - je vous raconterai tout... a present, je dois me taire. Heureusement, je n'ai pas entraine mon frere dans mon naufrage - je crois meme qu'il y gagnera par contre-coup et j'en suis bien content - car c'est un brave et digne homme.- Sa femme aussi, que j'ai appris a connaitre beaucoup mieux qu'auparavant, est une excellente personne.- Je fais des voeux pour leur bonheur - ils le meritent bien pour toutes les tribulations qu'ils ont subies.
Mais vous pouvez comprendre maintenant, sans que je vous le dise - avec quels sentiments j'ai revu le petit village ou je suis maintenant... Voila donc pourquoi j'ai quitte tant de bonheur la-bas... Mes amis, il n'y a que votre souvenir, que votre affection qui me soutienne - je succomberais sous le poids de la tristesse, si je n'avais mon passe - et l'esperance de l'avenir... Aussi vous n'avez pas d'idee combien je vous aime - je vous enlace, je me cramponne a vous avec une force desesperee - je vous cheris, je vous aime - je pense a vous a chaque instant.
Nous sommes arrives ici avant-hier, mon frere, sa femme et moi. - Mon frere va s'etablir ici en gentilhomme campagnard.- Je passerai ici deux mois et apres avoir un peu arrange mes affaires, je retourne a Petersbourg pour y vivre en travaillant et par mon travail.- La situation de Tourguenevo est assez riante. Des collines, des bois - une riviere qui serpente fort agreablement - de grands pres d'un beau vert - mais la maison est fort petite, le jardin tout a fait abandonne - pas de fruits - une absence presque complete de tout ce qui fait un menage... enfin, il faut tacher de se tirer d'affaire le moins mal possible.- La femme de mon frere, qui n'est pas Allemande pour rien, s'est resolument mise a la besogne depuis les deux jours que nous sommes ici - et deja aujourd'hui nous avons une cuisine.- On m'a arrange une petite chambre dans une vaste fabrique de papier, qui reste inactive pour le moment, grace a un proces que la mauvaise administration de ma mere nous a attire. De mes fenetres je vois un grand pre baigne par la riviere - des pluviers s'y promenent gravement - le village s'etend le long du rivage oppose qui est tres escarpe.- J'ai deja ete a la chasse hier et aujourd'hui - il y a fort peu de gibier cette annee, cependant, a nous deux (mon chasseur Athanase et moi) nous avons tue 3 lievres, 8 coqs de bruyere, 5 perdrix et 1 caille.- Ma Diane a fait merveille; elle a arrete des coqs de bruyere qu'elle sentait pour la premiere fois de sa vie avec une surete admirable; j'ai trouve ici un excellent chien, le fils de mon vieux Naples, qu'Athanase a dresse et auquel il a donne le nom d'Astronome. Tout cela me fait penser a Sultan, a nos chasses en Brie, a Courtavenel... Mon Dieu! mon Dieu! quand reverrai-je tous ces endroits cheris?- Bonsoir - je suis fatigue, je vous serre les mains bien cordialement et je prie le bon Dieu de vous benir mille et mille fois.- Soyez heureuse et ecrivez-moi.- Soyez heu-i e use. -
Mercredi, 4 aout4. 6 h. du matin.
Il fait une matinee splendide - l'air est dore, limpide et pur comme du cristal; on peut distinguer chaque feuille des saules de l'autre cote de la riviere.- J'eprouve du bonheur a vous ecrire, a penser a vous par un temps pareil.- Que toute votre vie soit radieuse et douce et belle comme cotte matinee! - Voila cinq jours que nous sommes ici - il ne s'est pas passe d'evenement important pendant ce temps: nous nous casons, nous nous arrangeons - mon frere se demene en diable - sa femme fait de son cote tout ce qu'elle peut - imaginez-vous que nous sommes entres dans une maison abandonnee.- Ma mere est arrivee hier a sa campagne - a 15 werstes (3 lieues) d'ici; la premiere chose qu'elle ait faite en arrivant a ete d'expedier un ordre pour faire revenir le chasseur Athanase, dont elle n'a aucun besoin,- elle veut me priver du plaisir de chasser avec un homme qui connait les lieux - c'est bien mesquin.- Enfin! - je crains qu'elle ne soit venue ici pour tracasser mon frere, qui n'est pas encore completement - legalement - independant.- Nous verrons.- C'est bien triste - tout cela. Mon frere et sa pauvre femme - renaissaient a vue d'oeil dans cet air de liberte, qu' ils n'ont guere connu jusqu'a present. Enfin - il faut encore esperer que les choses n'iront pas aussi mal.- Mon Dieu! quel beau soleil - quel ciel eclatant!- On a de cela aussi en Russie - c'est invraisemblable - mais cela est.- Penser qu'il ne faut a la lumiere qu'une imperceptible fraction de seconde pour aller d'ici a Londres - - je vous envoie tout ce que j'ai d'affection dans le coeur sur un de ces magnifiques rayons.- Je me suis deja mis au travail; il le faut - maintenant que je n'ai que cela pour vivre - et puis, j'en ressentais le besoin.- La veille de mon depart de Moscou, j'ai recu une bien bonne lettre de Gounod avec force details sur vous, sur "Sapho" - mais je crois que je vous l'ai deja dit; je lui ecrirai l'un de ces jours. Dieu! que je serais heureux si l'envoye qui portera cette lettre a ichern m'en rapporte une de vous!.. Il y a plus de six semaines que nous sommes separes - et je n'ai recu en tout que deux lettres6.- Chere et bonne amie, ecrivez-moi, je vous en prie, a demain (je recommencerai! une autre lettre demain). Que le bon Dieu vous benisse et vous protege. J'embrasse vos belles et cheres mains.
Mille amities a Viardot, a Choriey, a Manuel, a lady Monson.- Adieu.- Soyez heureuse, benie et bien portante.
3 (15) августа 1850. Тургенево
Tourguenovo, le 3/15 aout 1850.
M'oubliez-vous, mes chers amis - ou bien vos lettres se perdent-elles? - Voila bientot un mois que j'ai recu votre derniere lettre1, chere Madame Viardot - (a Moscou) - et depuis ce temps - rien, plus rien.- Je n'ai pas meme encore recu de reponse a la lettre dans laquelle je vous annoncais mon arrivee a Petersbourg2. A l'heure qu'il est, vous devez etre a la veille de quitter Londres (je vous ecris a Gourtavenel) - et je ne sais meme pas si vous avez chante "La Juive".- Une pareille distance est une cruelle et vilaine chose.- J'espere que vous vous portez bien, que vcus avez de beaux succes, que vous ne m'oubliez pas... Pour moi, je ne cesse de penser a vous.- C'est pour le coup que vous etes Consuelo pour moi - ma consolation3.- Vous savez la determination que j'ai prise par rapport aux biens de ma mere; il parait que depuis ce temps elle a eu des remords de ce qu'elle a fait; du moins, elle m'a fait faire par l'entremise de mon frere - des offres, comme si dans toute cette penible affaire je n'avais eu que mes interets en vue! - Cette facilite de supposer le mal, l'egoisme, la petitesse dans les autres m'epouvante pour ceux auxquels ces pensees viennent - ils jugent donc des autres par eux-memes. Piensa mal y acertaras - c'est donc naturel de "pensar mal"! Et puis, cette idee de croire qu'on peut tout reparer avec de l'argent, parce que tout ce qu'on fait ne se fait que pour cela... Je vous parle en enigmes; il m'est impossible d'etre plus clair - cependant, je crois que si meme cela m'eut ete permis, je n'aurais pas voulu exposer a votre regard si noble et si pur toutes ces plaies.- D'un autre cote, comme apres tout - c'est ma mere - je crois que je finirai par accepter un arrangement quelconque plutot pour eviter le scandale que pour toute autre chose. Grace a Dieu, mon frere est definitivement etabli et respire enfin.- C'est bien penible de trouver aussi peu de bonheur dans sa propre maison - j'allais dire dans son nid - et je n'aurais pas dit la verite - mon nid est loin, bien loin d'ici - il y fait bon et doux et je compte y retourner tot ou tard, si Dieu me prete vie. Vous savez ou il est, n'est-ce pas?
Cependant, je ne suis pas completement isole ici; mon frere est un si bon enfant et il adore sa femme avec une tendresse si naive que cela fait plaisir a voir.- Elle est d'un caractere un peu froid et se laisse tranquillement adorer - mais c'est une excellente femme et une menagere comme il n'y en a pas.- Grace a elle, nous faisons tres bonne chere dans notre Thebaide; vous savez que c'est la une de mes nombreuses faiblesses.- Je travaille beaucoup et je crois assez bien 4; malheureusement ma chambre est un peu trop petite et par consequent trop chaude - et nous avons ici une quantite enorme de mouches piquantes, qui valent bien les rougets de la Brie.- Je crois, non, je suis sur que j'aime les rougets - car il m'est impossible de ne pas aimer tout ce qui tient d'une facon ou d'une autre a Courtavenel. Ma lettre vous y trouvera: saluez-le, embrassez-le de ma part; dites-lui que je l'aime de toutes les forces de mon coeur - lui et tout ce qu'il renferme.- Je suis sur que Viardot pensera quelquefois a son compagnon de chasse qui le faisait jurer par sa negligence... il peut etre bien sur de son cote que je ne prends jamais mon fusil sans pousser un gros soupir a son adresse.- J'ai ete plusieurs fois a la chasse depuis que je suis ici - mais decidement le gibier a quitte ces pays - il faut s'ereinter, courir des journees entieres pour trouver une pauvre compagnie de coqs de bruyere. Je ne crois pas non plus que les doubles becassines nous seront favorables: il fait depuis dix jours un temps horriblement beau; pas un nuage au ciel, une chaleur accablante, une secheresse complete - toutes choses qu'elles aiment fort peu. Enfin - nous verrons.- Diane est plus excellente, plus infatigable que jamais. Elle m'a trouve des coqs de bruyere a midi, par une chaleur dont vous n'avez pas d'idee, vous autres Francais.- C'est du plomb fondu que vous envoie ce ciel d'un bleu sombre et lourd, sur lequel se promene une espece d'enrage qui vous brule et vous mord - et qu'on nomme le soleil.- Et dans un mois nous aurons peut-etre deja de la neige! - Voila comme cela se fait chez nous.
Je dois dire cependant qu'il y a dans l'air de la patrie quelque chose d'indefinissable - qui vous penetre et vous prend au coeur.- C'est la sympathie involontaire, secrete du corps avec le sol sur lequel il est ne. -Et puis - les souvenirs de votre enfance, ces hommes qui parlent votre langue et qui sont petris de la meme pate que vous, tout, jusqu'aux {Далее зачеркнуто: defaut} imperfections de cette nature qui vous entoure, imperfections qui vous deviennent cheres comme les defauts d'une personne aimee - tout vous emeut, vous saisit.- On est quelquefois tres mal - mais on est dans son element.- Peut-etre qu'en disant tout cela, je veux me faire de necessite vertu. Les paysans de Tourguenevo sont bien aises du changement qui vient de se faire dans leur administration; la femme de mon frere a deja su se faire aimer en visitant les paysannes, en soignant leurs enfants malades. Le dimanche qui a suivi notre arrivee ici tous les habitants de Tourguenevo se sont reunis en grand costume devant la maison de mon frere; nous nous sommes solennellement presentes devant eux - (je vous avoue que j'etais fort embarrasse de ma personne - decidement je ne suis pas "a public man") - et nous nous sommes embrasses - plus de trois cents barbes ont passe sur mes joues. - Mon frere leur a fait une petite allocution, leur a fait distribuer du vin et des pates - leur a presente sa femme - et les rejouissances ont commence.- On a chante et danse jusqu'au soir devant nos fenetres. Je regrette fort de n'etre ni peintre, ni musicien; j'aurais bien voulu vous noter plusieurs de leurs airs d'une coupe tres originale - ou vous envoyer des esquisses de costumes.- Parmi les femmes il y en avait qui dansaient avec grace; l'une d'elles surtout etait vraiment charmante.- Elle faisait souvent le geste de soulever un peu et delaisser retomber son tablier - vous ne sauriez croire combien c'etait gracieux.- Leur costume me semblait bizarre et familier a la fois;- je suis ne ici - et je viens de passer quatre annees hors de la Russie.- Au lieu de le decrire minutieusement - je vais tacher de vous envoyer une esquisse. Si je ne trouve pas de crayon plus exerce que le mien, ma foi, je m'y mettrai moi-meme.- Il m'est si doux de vous apporter toutes mes impressions - des que je vois quelque chose qui me frappe ou qui me plait" je pense au bonheur que j'aurais eu de vous en parler.- Helas! quand ce bonheur arrivera-t-il? - Pas l'annee prochaine - toujours; il ne faut pas y penser, ma chere et bonne amie!
Je m'en veux de ne pas vous ecrire de journal; j'en commencerai un des demain,- Quand on ecrit tous les jours, on rend l'impression fidele de sa vie. - tandis que si l'on n'ecrit que de loin en loin - on veut resumer ce qui s'est passe - et l'on perd les trois quarts.- Et j'ai la fatuite de croire que vous vous interessez assez a moi pour desirer savoir les details de ma vie - - Dans cinq jours vous recevrez une lettre dont vous serez contente, je vous en reponds.- Maintenant, je vous prie de me donner vos mains, pour que je les serre et les embrasse avec toute la tendresse de mon affection.- Que Dieu vous benisse, chere, bonne et noble creature! Mille amities a Viardot, a Gounod auquel je viens d'ecrire une longue lettre, a L, Monson (si elle est a Cour-tavenel), a Mlle Berthe, a Mme Gounod, a Mr et Mme Sit-ches, a tout le monde enfin.- Je nomme Mme Garcia pour la bonne bouche. Embrassez-la bien fortement de ma part, et rejouissez-vous d'etre ensemble, heureux et gais,- Je crois bien que vous etes heureux - vous entendez "Sapho"! - vous m'en donnerez des nouvelles, n'est-ce pas? - Adieu, adieu.- Je vous aime et je reste a jamais votre
J. Tourgueneff.
NB. Je vous envoie mes lettres par l'entremise du comptoir d'Iazykoff; depuis mon arrivee en Russie, je vous ai ecrit 10 fois: 4 fois de Petersbourg, 4 fois de Moscou et 2 l'ois d'ici.
28, 31 августа, 2 сентября (9, 12, 14 сентября) 1850, Тургенево
Lundi, 9 septembre/28 aout 1850.
Bonjour, chere, bonne, noble, excellente amie, bonjour, o vous qui etes ce qu'il y a de meilleur au monde! Donnez-moi vos cheres mains pour que je les embrasse. Cela me fera beaucoup de bien et me mettra en bonne humeur. La, c'est fait. J'y ai mis au moins cinq minutes. Maintenant nous allons causer.
Il faut donc que je vous dise que vous etes un ange de bonte et que vos lettres m'ont rendu le plus heureux des hommes1. Si vous saviez ce que c'est qu'une main amie qui vient vous chercher de si loin pour se poser si doucement sur vous! La reconnaissance qu'on en ressent va jusqu'a l'adoration. Que Dieu vous benisse mille fois! Je ne cesse de le prier de veiller sur votre vie - ce n'est pas en paroles que je le fais - je sens a chaque instant toute mon ame se soulever vers lui pour vous. J'ai bien besoin d'affection dans cet instant, je suis tellement isole ici. Aussi je ne saurais vous dire combien j'aime ceux que j'aime... et qui ont de l'affection pour moi.
Jeudi
J'ai ete force d'interrompre cotte lettre il y a trois jours, et je m'empresse de revenir a vous, aussitot que je puis le faire. Des affaires de famille, ou plutot des embarras de famille, en ont ete la cause. Je commence a croire que tout cela tire a sa fin; aussi ne vous en parlerai-je que quand j'aurai un resultat a annoncer bon ou mauvais. Je ne partirai pas d'ici sans laisser au moins mon frere dans une situation passable. J'ai fait en meme temps un petit voyage a 30 verstes d'ici; je suis alle voir une do mes "anciennes flammes", dont c'etait la fete2. L'ancienne ilamme a diablement change et vieilli (elle s'est mariee depuis et est devenue mere de trois enfants). Son mari est monsieur fort maussade et fort tatillon. Je pardonne a mon ancienne flamme son mari, ses enfants et meme la teinte couperosee de son visage. Mais ce que je ne lui pardonne pas, c'est d'etre devenue insignifiante, endormie et plate; c'est surtout de s'etre accroche une fausse queue eu cheveux noirs, tandis que les siens sont bruns, presque blonds, et de l'avoir fait si negligemment qu'on voyait le noeud qui etait gros comme le poing, et dont les deux bouts l'un noir et l'autre blond, retombaient avec grace a droite et a gauche. Elle s'est mise a jouer du piano, mais le mai-heureux instrument etait faux a faire fremir, faux de cette faussete doucereuse qui est la pire de toutes, et elle ne s'en apercevait pas et elle jouait des pieces de musique horriblement vieillies, et elle les jouait tres mal... Helas! Trois fois helas! Mon ancienne flamme n'est pas meme de la fumee a l'heure qu'il est: un peu de cendre refroidie, voiia tout. Ce que c'est que de nous!
J'ai passe la nuit dans sa maison. Avant de me coucher j'ai relu vos lettres que je porto toujours sur moi - je vous suis bien reconnaissant de m'en ecrire de si bonnes! Si vous saviez combien c'est bon et doux, une lettre de vous! Quel esprit charmant, fin et juste, quel grand et noble coeur s'y revelent a chaque ligne! J'ai du plaisir a vous le dire, ayez-en a le lire, car c'est bien vrai ce que je vous dis la, vous pouvez m'en croire.
Pour la petite Pauline, vous savez deja que je suis decide a suivre vos ordres, et je ne pense plus qu'aux moyens do le faire vite et bien. A propos, vous vous rappelez de Mlle Bartenieff - qu'on nommait Pauline - son vrai nom est Peiagueia. Je vous ecrirai de Moscou et do Petersbourg jour par jour tout ce que je ferai pour elle. C'est un devoir que je remplis, et je le remplis avec bonheur du moment que vous vous y interessez. Si Dios quiere, elle sera bientot a Paris3.
Vous etes mon bon ange, vous. Le mot de bon ange me fait penser a la romance du "Domino noir"4, et puis je vous vois marchant sur l'herbe a Courtavenel, une guitare a la main, et montrant "la belle Ines"5, a Mlle Antonia, et ma memoire locale me retrace a l'instant meme le ciel, les arbres de la-bas, votre robe a dessins bruns, votre chapeau gris. Je crois sentir sur mon visage le souffle de la legere brise d'automne qui chuchotait dans les pommiers au-dessus de nous. Qu'est-il devenu, ce temps charmant?.. Il faut que je parle d'autre chose.
Il est fort possible que j'aurais eu de Mme Pasta l'opinion que vous me supposez, si je l'avais entendue a Petersbourg au commencement de mon education musicale, mais je n'ai pas eu ce bonheur6. Je ne l'ai vue ni entendue, mais me voila maintenant fixe sur ce que je dois penser d'elle. Vous me demandez en quoi reside le "Beau". Si, en depit des ravages du temps qui detruisent la forme sous laquelle il se manifeste, il est toujours la... c'est que le Beau est la seule chose qui soit immortelle, et qu'aussi longtemps qu'il reste un vestige de sa manifestation materielle, son immortalite subsiste. Le Beau est repandu partout, il s'etend meme jusque sur la mort. Mais il ne rayonne nulle part avec autant d'intensite que dans l'ame, dans l'individualite humaine; c'est la qu'il parle le plus a l'intelligence, et c'est pour cela que, pour ma part, je prefererai toujours une grande puissance musicale servie par une voix defectueuse, a une voix belle et bete, une voix dont la beaute n'est que materielle7. Avec quello impatience n'attends-je pas votre opinion sur le 2-d acte de "Sapho"! Si Gounod n'est pas une grande puissance musicale, s'il n'a pas du genie, je renonce a toute espece de jugement sur les hommes et les talents8. Je ne puis m'empecher de vous porter envie; pensez a moi quand cette belle musique vous remuera l'ame, pensez a moi si vous le pourrez. La musique de Gounod me fait penser que "La Juive", surtout la musique echue en partage a Rachel, est, je ne dirai pas peu de chose, mais a cote du vrai et de la vraie beaute9. Vous avez eu un grand succes, et cependant je suis bien sur que cette declamation lourde et forcee a du vous laisser une grande fatigue et un grand vide dans l'ame. On a beau parler de science, de coloris national, etc., le souffle divin n'est pas la. Ce n'est pas immortel, comme toute beaute veritable doit l'etre, oh non! "Le Vallon" est immortel10.
Vous souvenez-vous d'une petite fille de cinq ans, fort extraordinaire, dont je vous ai parle dans une de mes lettres? Je l'ai revue et je continue a trouver cet enfant un petit etre bien singulier. Imaginez-vous la plus jolie petite figure qu'il soit possible de voir; des traits d'une finesse inouie, un sourire charmant et des yeux comme je n'en ai jamais vu, des yeux de femme tantot doux et caressants, tantot percants et observateurs, une physionomie qui change d'expression a chaque instant, et dont chaque expression est etonnante de verite et d'originalite. Elle a un bon sens, une justesse de sensations et de sentiments merveilleuse; elle reflechit beaucoup et no ruse jamais, c'est surprenant de voir avec quelle rectitude d'instinct son petit cerveau marche a la verite. Elle juge parfaitement tout ce que l'entoure, a commencer par ma mere, et avec tout cela, c'est un enfant, un veritable enfant. Il y a des moments ou son regard prend une teinte reveuse et triste qui vous serre l'ame. Mais en general elle est fort gaie et fort calme. Elle m'aime beaucoup et me regarde quelquefois avec des yeux tellement doux et tendres que j'en suis tout emu. Elle se nomme Anne et est la fille naturelle de mon oncle, du frere de mon pere et d'une paysanne11. Ma mere l'a recueillie chez elle et la traite en poupee. Je me suis bien promis de me charger avec le temps de son education. Je vais avoir toute une famille sur les bras! Elle a des airs de tete et des mouvements de sourcils quand on lui dit quelque chose qui la frappe, qui font mon admiration. Elle a l'air de soumettre ce qu'elle entend a son petit raisonnement, et puis elle vous fait des reparties etonnantes. Je vais vous conter un de ses traits . C'etait encore a Moscou. Elle etait restee pres d'une heure dans ma chambre, ma mere l'en punit sans songer que c'etait moi qui l'avais emmenee, et tout en lui defendant de me dire pourquoi on l'avait punie. J'entre dans le cabinet de ma mere, je vois la petite dans un coin, fort triste et silencieuse; j'en demande la raison; ma mere me conte une histoire do desobeissance, de caprice; j'y crois, je m'approche d'elle et lui adresse un petit mot de reproche. Elle detourne la tete sans mot dire. Je sors et ne rentre que fort tard. Le lendemain de tres bonne heure, la petite entre dans ma chambre, s'assied tranquillement sur ma chaise, me regarde quelque temps en silence et m'adresse cette question a brule-pourpoint:
- Vous avez cru hier a ce qu'a dit maman de moi?
- Oui.
- En bien, vous avez eu tort, voici pourquoi j'ai ete punie... J'avais promis de ne pas vous le dire, et je ne vous l'aurais pas dit, si vous n'aviez pas cru maman.
- As-tu pleure pendant la punition?
Elle releva la tete d'un petit air fier et me dit en clignant des yeux: "Oh! non". Puis elle ajouta apres un moment de silence ou de reflexion, car chez elle c'est tout un: - Mais j'ai pleure quand vous vous etes approche de moi dans le cabinet.
- Ah! c'est donc pour cela que tu as detourne la tete?
- Vous l'avez remarque, et vous n'avez pas vu que je pleurais?
- Non, il faut te l'avouer.
Elle poussa un gros soupir, vint m'embrasser et s'en alla.
Je vous jure que je n'ai pas ajoute un seul mot a ce qu'elle a dit; mais si vous aviez vu sa petite figure pendant toute cette explication! On y lisait tout le travail de sa pensee, la lutte de ses sentiments. Elle est blonde et tres blanche; ses yeux sont d'un gris-bleu nuance de noir; ses dents sont de vraies petites perles. Elle est tres aimante et tres sensible; avec cela, peu ou point de memoire, aussi sait-elle a peine son alphabet. Je vous assure que c'est une bien etrange petite creature, et je l'etudie avec interet. Elle n'a pas encore cinq ans.
C'est aujourd'hui jour de poste chez nous, chere et bonne amie; je vais donc vous envoyer cette lettre qui, malgre ma promesse, ne ressemble guere a un volume. Mais enfin, vous etes l'indulgence meme, et je vous enverrai une autre lettre, mardi prochain, d'autant que je compte pouvoir vous donner quelques bonnes nouvelles. Il fait un bien vilain temps ici, j'espere que vous en avez un superbe a Courtavenel: pas de pluie, mais un ciel gris et froid, un vent idem, et dans les intervalles des rafales on entend le petit tintement aigu des mesanges dans les bouleaux; l'arrivee des mesanges, comme le depart des grues et des oies sauvages, presage le froid. A propos de grues, nous en voyons tous les jours des bandes qui s'en vont de leur vol regulier et lent vers le Midi. Vous rappelez-vous les vers de "Faust":
Wenn iiber Flachen, tiber Seen
Der Kranich nach der Heimat strebt12.
L'emploi du mot sireben est bien heureux, essayez un peu de le traduire eo francais!.. Ach ja - man strebt nach aer Heimath - meme Heimath ist nicht hier.
Je ne connais rien de plus solennel que le cri des grues, qui semble vous tomber des nuages sur la tete. C'est eclatant, sonore, puissant et tres melancolique. Il semble vous dire: "Adieu, pauvres petits roquets d'hommes qui ne pouvez changer de place; nous allons au Midi, la ou il va faire bon et chaud maintenant. Vous - restez dans la neige et la misere!.." Patience!
Je vous envoie cette lettre directement d'ici; jusqu'a present je vous les ai envoyees par le comptoir d'Iazykoff. Je ne sais si vous les recevez bien exactement. Je vais faire cet essai. Le messager attend sous la fenetre. C'est un ecuyer de mon frere, tres beau garcon et tres content de faire cette commission qui lui rapporte toujours quelque chose,- va, mon garcon, porte cette lettre. Et vous, mes chers amis, soyez bien assures que le jour ou je cesserai de vous aimer tendrement, profondement, j'aurai cesse d'exister. Que le bon Dieu vous benisse tous et vous rende heureux. Je vous baise les mains avec devotion. Soyez heureuse, benie et bien portante! Adieu.
P. S. Ci-joint une petite feuille de bouleau, sous lequel j'ai bien souvent pense a vous. 11 est demeure mou arbre favori.
18 (20) сентября 1850. Тургенево
No 1 Je viens de recevoir la lettre collective que vous m'avez envoyee de Courtavenel1, mes chers amis - et commence par vous demander la permission do vous embrasser tous.- Il y a longtemps que je n'ai ete aussi vivement attendri - vraiment, vous etes trop bons, tous tant que vous etes et vous me gatez en me disant tant de choses affectueuses.- Si vous m'aimez, soyez bien surs que je vous adore et que je pense souvent avec emotion a tant de bons et nobles coeurs que j'ai laisses la-bas. Merci pour tout ce que vous me dites, merci pour chacun de vos petits billets, merci pour vos fleurs, merci pour tout!- Je me jette a votre cou et je vous presse tous contre mon coeur!- Que le bon Dieu vous benisse mille fois!- Je suis bien content de vous savoir tous reunis dans le nid commun - et je tache d'amoindrir mes regrets d'etre si loin de vous en m'associ-ant par la pensee a votre bonheur.- Je vous aime bien - allez!
Vous avez donc enfin entendu "Sapho"2, chere et bonne Madame Viardot! Ce que vous m'en dites,- m'a cause le plus vif plaisir - c'est donc un vrai, un grand maitre que notre ami.- Mille remerciements pour les details - mon imagination s'est mise a travailler la-dessus.- Ne pourricz-vous pas m'envoyer la phrase: "Va porter le corps d'une fidele amante" notee - je vous jure qui je ne la chanterai qu'a moi-meme.- Ah, heureuse femme - je vous porte envie - c'est-a-dire, non - l'envie est un vilain sentiment - je voudrais seulement partager vos jouissances.- Et ce bon Charles, qui s'excuse de ne m'avoir pas ecrit plus souvent, quand c'est moi qui ai fait le paresseux... Mais dites-lui bien que je l'aime beaucoup et que je pense souvent a lui - je le vois presque toutes les semaines en songe - c'est un grand signe chez moi.- Je suis deja tout impatient de la premiere representation.- Voila un role que vous travaillerez avec amour!- Je vous sens le creant, nuit et jour, a travers ce que vous dites, ce que vous faites, ce que vous ecoutez - je vous ai connue absorbee de la sorte.- Que votre bonne etoile vous envoie les grandes inspirations et que le feu sacre vienne vous frapper au bon moment!- Il faut que cela soit plus qu'un triomphe - il faut que cela devienne toute une revelation et que cette nouvelle musique s'inaugure et se fasse connaitre au monde sous les auspices du genie heureux et maitre de lui-meme! - Je vous souhaite tout cela et j'ai le pressentiment que mes souhaits se realiseront.- Vous me tiendrez au courant de votre travail interieur - n'est-ce pas?- Songez que toutes mes jouissances musicales sont la - et que tout ce qui n'est pas Gounod en musique - m'est bien indifferent en ce moment.
Il y a bientot - que dis-je! il y a plus d'un mois que vous etes a Courtavenel - vous allez le quitter dans une dizaine de jours - nous rentrerons a la ville ensemble.- Il est 8 heures a ma montre - il est un peu plus de 6 h. chez vous - c'est dimanche aujourd'hui.- Que faites-vous dans cet instant? Je vous vois a table - vous etes bien nombreux, bien gais - bien bavards... Peut-etre que vous pensez a moi - que vois prononcez mon nom.- I1 fait beau chez vous. - Moi, je suis dans ma petite chambre, soul, occupe a vous griffonner cette lettre; il fait bien froid dehors; mon frere et sa femme sont alles a Mtsensk pour affaires; ma mere est partie aujourd'hui pour Moscou.- J'ai ete a la chasse ce matin; j'ai tue trois becasses et un coq de bruyere... (a propos, je regrette fort que Cid ait trompe l'attente de Viardot - mais voyez-vous - il n'y a qu'un chien au monde - et c'est Diane.- J'ai la tete pleine des "Memoires" de Mme Roland3, que j'ai relus dans mon lit la nuit derniere - et je songe a elle, a Cour-tavenel, a vous surtout - a Sapho, tout en fredonnant - "Merci, Venus, o protectrice!" - Je pense aussi a la petite Pauline - a son voyage - et puis je pense encore a une foule de choses.- J'ai le coeur gros; les souvenirs s'y pressent en foule, nombreux, lucides - mais rapides; je ne puis en fixer un seul... "Guarda e passa"4. Je me leve de temps en temps; je voudrais bien "aller a Courtavenel" - comme vous le faisiez a Berlin - mais je n'en ai pas le courage. C'est si loin - e